Au gré des publications hebdomadaires de La Petite Gazette, de très nombreux lecteurs ont pris la peine de répondre aux nombreuses questions qui leur étaient posées, parfois même après avoir mené de longues recherches. Il est également arrivé, à plusieurs reprises, que certains d’entre eux retrouvent un vrai plaisir à reprendre la plume ou le stylo et se lancent dans la rédaction de textes inspirés par l’un ou l’autre des sujets abordés dans les colonnes de cette rubrique. C’est un fait tout à fait banal, la découverte d’un calendrier reçu pour marquer le début d’une année nouvelle, qui décida Monsieur Jean Bolland à coucher sur le papier, des évocations nostalgiques d’une époque révolue bien que peu lointaine… Souvenirs, traditions ancestrales, croyances populaires, faits et gestes d’hier se mêlent intimement dans ces douze textes rédigés avec une plume lerte, précise et très agréable.
La Petite Gazette du 6 février 2013
UN NOUVEAU CALENDRIER ET DES SOUVENIRS QUI RESSURGISSENT
Monsieur Jean Bolland s’est pris à rêver en découvrant les illustrations désuètes d’un calendrier qu’il a reçu, comme bien d’autres parmi vous, aux premiers jours de cette année 2013. Ces illustrations lui ont inspiré, mois après mois, quelques lignes que nous partagerons avec lui :
« Janvier
La classe est finie. Chaussés de sabots pour les uns, de bottines pour les autres, les bambins se sont échappés de l’école. Oubliés, les calculs et la grammaire!
Le chemin du retour est l’occasion de mille et une découvertes changeant au fil des saisons. Les températures polaires de ce mois de janvier ont figé l’eau des mares et des étangs. Une belle couche de glace exerce une attraction à laquelle les enfants ne résistent que difficilement. Chaque marmot se souvient, cependant, des recommandations parentales. Mais cette petite voix intérieure incitant à la prudence est bientôt mise sous l’éteignoir. La glace a l’air si épaisse !
Chacun s’avance prudemment, pose délicatement un pied sur le miroir glacé, appuie de plus en plus fort et, devant la solidité éprouvée, les bras en guise de balancier, progresse à petits pas glissés. C’est avec retenue et contrôle de soi que les patineurs sillonnent la glace, évitant les aspérités qui pourraient provoquer la chute.
Après quelques évolutions grisantes, la petite troupe prend le chemin du logis, contente d’avoir osé! Mais…chut! L es parents ne doivent rien savoir. Pas question de vendre la mèche! D’autant que l’hiver ne semble pas avoir dit son dernier mot. »
La Petite Gazette du 27 février 2013
ET VOICI FEVRIER
Retrouvons, maintenant le texte que le dessin de février sur le calendrier reçu a inspiré à Monsieur Jean Bolland :
« Janvier avait allongé ses jours sous une température clémente qui faisait ressembler cet hiver à un automne qui n’en finissait pas.
Vers la fin du mois, un vent du nord avait charrié de lourds nuages d’un gris jaunâtre qui laissèrent échapper des myriades de flocons. Il neigea un jour et une nuit, sans discontinuer, accumulant une couche épaisse qui amortissait les sons. Après cet épisode neigeux, une bise piquante balaya les nuages.
Pendant les journées lumineuses, le soleil dardait ses rayons glacés. Au cours des nuits, dans un ciel piqué d’étoiles, la lune accentuait le sentiment que tout était figé part le gel.
Ce froid avait ralenti l’activité des hommes. Seules, des obligations impératives poussaient les campagnards à affronter cet assaut de l’hiver. C’était le cas d’André, le garde-chasse du comte. Après s’être rassasié d’une onctueuse omelette agrémentée de deux tranches de lard maigre, il se mit en route dès le lever du jour. C’est que le temps était propice à la découverte des pas du braconnier qui prélevait du petit gibier du côté du Bois de Tave! Cependant, secrètement, le garde espérait ne jamais prendre l’homme sur le fait. Il avait bien des soupçons mais connaissait suffisamment la situation du chapardeur pour savoir que ces menus larcins servaient uniquement à améliorer l’ordinaire de cette famille dans le besoin. A son grand soulagement, à part ses propres pas de la veille, André n’en découvrit pas d’autres.
Le coeur léger, il se mit en quête de bois mort qu’il rassembla en un imposant fagot avant de dévaler le sentier enneigé qui conduisait au village. Ce soir, un bon feu crépiterait dans l’âtre.
Le garde fut bientôt en vue du hameau dont les fermettes flanquaient l’unique rue ou, plutôt, ce qui en tenait lieu : deux ornières sinueuses séparées par un terre-plein étroit. En été, les charrettes soulevaient des nuages de poussières. La boue s’accrochait aux roues à rayons aussitôt les pluies d’automne arrivées.
A travers les fenêtres de l’école, il devina les écoliers penchés sur leur ardoise. Le maître avait fort à faire au cours de l’hiver où le local était bien garni. Au contraire, à la bonne saison, nombre d’enfants désertaient la classe pour aider leurs parents dans les travaux des champs.
Des volutes de fumée s’échappant des cheminées, des filets de vapeur s’élevant des fumiers coincés entre les habitations et le chemin : seuls signes que gens et bêtes vivaient reclus pour échapper aux morsures du froid.
Au bout du village, se dressait l’église à la tour trapue, comme pour rappeler au rare étranger de passage, qu’ici, tout est retenue et simplicité.
Le cimetière dépassé, André prit une route en légère pente, longea le manoir et bifurqua vers la droite pour s’arrêter devant le bûcher de la demeure mise à sa disposition par le comte. Il ôta son couvre-chef, se pencha vers l’avant : le fagot roula et s’écrasa lourdement sur le sol de terre battue.
Arrivé sur le pas de sa porte, les narines de l’homme captèrent des effluves prometteurs : il sut, qu’en ce jour de la Chandeleur, Manon faisait sauter les crêpes pour le repas de midi. Les enfants n’allaient pas tarder à rentrer de l’école. »
La Petite Gazette du 13 mars 2013
NOUS AVONS VU LE PRINTEMPS…
Voici mars, aussi retrouvons-nous le texte que l’illustration du calendrier inspira à Monsieur Jean Bolland.
« – Fanchon! Javotte! Levez-vous!
Les fillettes émergèrent doucement de leur sommeil. Pendant quelques minutes, elles profitèrent encore de la douce chaleur du lit. Les oreilles aux aguets, elles devinaient les multiples tâches que leur maman accomplissait chaque matin.
Après un brin de toilette, les demoiselles s’attablèrent face à un bol de lait chaud accompagné de tartines beurrées qu’elles avalèrent en échangeant des propos ponctués de rires complices.
Rassasiées, le cartable au dos, elles prirent le chemin de l’école. Ces instants de liberté étaient l’occasion de mille et une découvertes. Le moment qu’elles appréciaient le plus était celui où elles côtoyaient ces vieux chênes tordus par les ans et les intempéries. Un long frisson de plaisir mêlé d’un zeste de crainte délicieuse s’emparait des petites lorsqu’elles frôlaient les branches difformes qu’elles imaginaient armées de fins doigts crochus prêts à les agripper au passage.
En fin d’après-midi, les deux soeurs franchirent le portail rouillé de la cour de récréation, obliquèrent à gauche pour longer le ruisseau dont le cours sinueux les ramènerait à la maison. Le trajet du retour était souvent différent de l’aller : il fallait bien varier les occasions de musarder!
En bonnes campagnardes proches de la nature, elles se dirigèrent vers un fossé dans lequel des grenouilles avaient pondu. Les manches retroussées, elles plongèrent les mains dans les amas gélatineux. Elles s’évertuaient à les soulever mais, immanquablement, ceux-ci leur glissaient entre les doigts pour retomber dans un grand flotch!, éclaboussant les fillettes qui partaient alors d’un grand éclat de rire.
Plus loin, le chemin traversait une boulaie dont la blancheur des écorces était accentuée par les rayons du soleil. Déjà, les bourgeons des bouleaux laissaient poindre de minuscules feuilles fripées, avant-gardes de toutes celles qui, d’ici quelques jours, pareraient la forêt d’un vert tendre. Les petites s’amusaient des chatons du noisetier : d’une chiquenaude, elles libéraient le pollen qui se contorsionnait sous le souffle d’un filet d’air frais.
Alors que la maison était en vue, des cris d’oiseaux leur firent lever la tête. Presqu’imperceptibles d’abord, ils allèrent en s’amplifiant. Les gamines reconnurent les craquettements caractéristiques d’un vol de grues griffant le ciel d’un grand V qui, parfois se déformait quelque peu pour reprendre bientôt sa forme initiale.
Les grands échassiers s’éloignaient vers le nord quand Fanchon et Javotte aperçurent Vincent, leur papa, taillant son pied de vigne.
– Papa! Papa! Nous avons vu le printemps! »
La Petite Gazette du 24 avril 2013
EN AVRIL
Monsieur Jean Bolland, inspiré par les illustrations de Georges Delaw ornant son calendrier, nous livre, mois après mois, un petit texte où se mêlent nostalgie et poésie…
« L’hiver, s’il faut en croire le calendrier, a tiré sa révérence. Malheureusement, le printemps idéal, comme notre imagination se plaît à l’évoquer, n’est pas encore là.
Pour pallier les températures encore bien basses, le poêle à charbon de l’école rurale ronfle au centre de la classe.
Et pourtant, un franc soleil sème de la gaieté dans le local quelque peu austère. Cet apport de lumière semble, mais n’est-ce peut-être qu’une impression, infléchir la discipline rigoureuse imposée par l’instituteur déambulant entre les pupitres.
Bientôt, de gros nuages, d’un noir presque bleu, accourent, poussés par un vent du nord-ouest. En quelques instants, le jour baisse. Une semi-obscurité s’insinue dans les moindres recoins. Des volées de grêlons s’écrasent contre les carreaux avant de rebondir sur les bacs en bois destinés à accueillir les futurs géraniums. Le crépitement assourdissant couvre la voix du maître, l’obligeant à suspendre sa leçon. Seize paires d’yeux se tournent vers le ciel déchaîné. Quel spectacle! Quel sentiment de sécurité et de bien-être! Dans cette lumière tamisée, à l’abri des intempéries, même le plus rétif des potaches se complaît, bercé par une douce chaleur.
Les éléments finissent par se calmer. Les nuages aux flancs lourds s’éloignent. Des rais de lumières, timides d’abord, succèdent à la pénombre, rendant couleurs et vie aux objets classiques. La fine couche granuleuse qui masque la cour disparaît. Jusqu’à la prochaine giboulée. »
La Petite Gazette du 15 mai 2013
LE JOLI MOIS DE MAI
Retrouvons maintenant le texte que Monsieur Jean Bolland a écrit, inspiré par un dessin de Georges Delaw (1871-1938) imprimé sur son calendrier 2013. Ce mois-ci, c’est à la lessive que nous convie mon correspondant ; plus particulièrement la façon dont la lessive était faite à l’époque où les poudres actuelles n’existaient pas encore.
« Chaque matin, Julie se levait de bonne heure : en été, aux premières lueurs de l’aube; en hiver, lorsque le soleil pâle glissait ses rayons froids dans la chaumière, la jeune femme travaillait déjà depuis quelques heures.
Entre la traite des quelques vaches, les râteliers à garnir de foin lors de la mauvaise saison, la préparation de la pâtée pour les cochons et le grain à distribuer à la volaille, la fermière ne chômait pas.
A ces activités quotidiennes, s’ajoutaient les travaux hebdomadaires comme le pétrissage de la pâte suivi de la cuisson des pains pour la semaine, la fabrication du beurre et la lessive.
C’est précisément cette dernière tâche qui occupait la ménagère chaque lundi matin. Au chant du coq, elle craquait une allumette qui enflammait les brindilles sèches. Le feu léchait et dévorait les menus bois avant de s’attaquer aux bûches disposées sous deux chaudrons noircis par les ans et les flammes.
Le premier récipient était rempli d’eau dans lequel baignait le linge que la buandière avait soigneusement brossé pour en détacher le maximum de saletés. Une fois l’eau chauffée, Julie y déposait un sac rempli de cendres de bois ou de paille. Au préalable, elle avait évité de recueillir les cendres de chêne qui auraient bruni draps et vêtements sous l’action du tan. L’eau bouillante du second chaudron était alors puisée à l’aide d’une louche profonde armée d’un long manche puis versée sur les cendres dont la potasse faisait office de savon. Cette opération se répétait plusieurs fois. Julie laissait ensuite reposer le linge toute la journée.
Le lendemain, la lavandière sortait la lessive du chaudron et la disposait dans une brouette qu’elle poussait jusqu’à la rivière. Agenouillée sur un sac rempli de paille ou dans un garde-genoux, elle trempait le linge dans l’eau claire pour le rincer et le frappait à l’aide d’un battoir avant de l’essorer en le tordant. Quand le temps le permettait, Julie étendait les draps sur l’herbe pour qu’ils sèchent et blanchissent au soleil.
Elle se souvenait de sa grand-mère lui racontant que, de son temps, les grosses lessives s’effectuaient seulement deux ou trois fois sur l’année. »
Quel voyage dans le temps… Merci Monsieur Bolland.
La Petite Gazette du 12 juin 2013
EN JUIN, ON FAUCHE…
Monsieur Jean Bolland, a tourné une nouvelle page de son calendrier et son imagination fait le reste…
« Dans un large bol au décor fleuri, Auguste dispose des morceaux de pain d’épeautre qu’il arrose généreusement d’une longue rasade de crème de lait. Ce déjeuner, simple mais roboratif, accompagné d’une jatte de café noir et sucré lui fournira l’énergie nécessaire pour accomplir son travail matinal : le fauchage d’une prairie sur Saint-Hasted.
Il quitte la ferme tassée le long du coteau puis traverse Bergister qui, peu à peu, sort de son sommeil. Il retrouve bientôt d’autres agriculteurs, la faux sur l’épaule, en route vers les prairies dont ils sont locataires ou propriétaires. Tous supputent les chances d’un maintien du beau temps pour les jours à venir. Chacun y va de ses observations : la rosée abondante, les hirondelles volant haut, la lune qui brille clairement et nettement dans le ciel nocturne …
Arrivé à la sortie du village, Auguste s’engage dans la Bounir où, çà et là, traînent encore des écharpes de brume qui s’effilochent sous l’action des rayons du soleil levant. Tout à leur aise, prés et champs s’étendent dans cette vaste cuvette avec, pour seules limites, les forêts montant à l’assaut des plateaux de La Lue et de Benasse.
Le sifflement charmeur des merles qui se répondent pour mieux marquer leur territoire, le parfum suave des reines-des-prés dressant leurs épis sur les accotements humides du chemin, la senteur délicate du chèvrefeuille qui s’entortille malicieusement dans les haies, tout concourt à donner du coeur à l’ouvrage.
Hier, assis sur un sac en jute, Auguste avait enfoncé une enclumette devant le poulailler, y avait posé et maintenu la lame. A l’aide d’un marteau,il avait battu l’acier afin de redresser et d’affiler le tranchant.
Arrivé à destination, le fermier affûte l’instrument au moyen d’une pierre à aiguiser qu’il retire du coffin accroché à sa ceinture. L’étui oblong en bois contient de l’eau allongée d’un filet de vinaigre. Cette opération sera répétée toutes les dix minutes afin de garantir un travail efficace et performant.
L’homme balance la faux en demi-cercle, le fer maintenu parallèlement au sol. Le chuintement de l’acier couchant l’herbe et la cadence du corps guidant l’outil rythment le labeur. Le soleil brille déjà haut dans le ciel quand Auguste peut contempler les andains jonchant la prairie.
Le séchage du foin qui exhalera une odeur à nulle autre pareille, sa disposition sur des chevalets-trépieds, l’entassement sur le chariot, le déchargement à la ferme et l’engrangement dans le fenil fourniront la provende au bétail pendant les longs mois d’hiver. »
La Petite Gazette du 1er juillet 2013
EN JUILLET, A LA RENCONTRE DES NUTONS
Comme chaque mois, insipiré par les illustrations de son calendrier, Monsieur Jean Bolland nous invite à le suivre dans son imagination, aujourd’hui, fantastique et merveilleuse :
« L’heure d’entre chien et loup ! Le soleil s’est perdu à l’ouest. L’horizon éclaboussé de jaune-orange est passé au rouge incandescent puis au bordeaux.
C’est le moment choisi par Arduin pour emprunter la sente herbue dégringolant de Menuheyd. Arrivé au bas de l’escarpement, il traverse le chemin se hissant vers Betaumont, se coule entre les buissons et atteint le fond de la vallée où se faufile La Lue. Il s’immobilise tout en scrutant la crête du coteau boisé qu’il vient de descendre.
Plus d’une fois, il a cru déceler sa venue. Cette fois, il en est sûr : elle arrive ! Là-haut, au faîte de la butte rocheuse, il la devine entre la cime des bouleaux : quelques éclats d’or se mouvant et grandissant au fil des minutes. Les arbres aident à cette naissance. Leurs branches, agitées par la brise vespérale, finissent par expulser celle pour qui Arduin se languit : la lune s’est enfin extraite de sa gangue forestière.
Le regard du petit bonhomme passe et repasse de sa belle-de-nuit à la surface du ruisseau. Insensiblement, le reflet de l’astre gagne l’instabilité de la piste liquide. Arduin, fasciné par la danse endiablée de la flaque lumineuse tordue au gré des mouvements de l’onde, imite la chorégraphie de la lune. Elle, dans l’eau ; lui, sur la berge. Couple improbable qui communie au rythme de la nature et des mêmes mouvements.
Un craquement de branche sèche ! Le charme se rompt ! Arduin devine une présence humaine qui s’enfuit vers l’aval. Connaissant le caractère moqueur de bon nombre d’hommes, il ne doute pas un instant que celui qui vient de le surprendre fera un mauvais usage du spectacle auquel il vient d’assister.
Le lendemain, le danseur monte prudemment au village. Il se faufile furtivement entre chaumières et granges pour surprendre les bribes de conversations qui lui laisseraient deviner que sa danse avec la lune est devenue objet de dérision. Il termine sa quête d’informations en descendant vers le moulin d’où vient un tombereau chargé de sacs de farine. Il a juste le temps de se jeter derrière une haie pour éviter la rencontre avec le charretier et son fils commentant la nouvelle apprise de la bouche du meunier : la veille, en vérifiant le bon état du bief, l’indélicat a surpris un Nuton se trémoussant sur la rive de La Lue.
Triste, le cœur lourd, Arduin rejoint le massif escarpé. Son secret est éventé.
Depuis longtemps, l’entraide avait toujours prévalu entre les hommes et les Nutons. Les villageois, chargés de galoches à ressemeler, de chaudrons à rétamer et de divers outils à réparer empruntaient la route défoncée et caillouteuse qui dévale, en oblique, vers Menuheyd. Le ponceau de pierres moussues traversé, la troupe gravissait la colline boisée pour s’arrêter à l’entrée de la grotte devant laquelle les objets à restaurer étaient déposés.
A la nuit tombante, de petits êtres barbus sortaient de l’antre et s’emparaient du dépôt avant de disparaître au plus profond de la cavité. Le jour suivant, les paysans retrouvaient leurs biens remis à neuf et, en remerciement, les remplaçaient par des victuailles. Les deux peuples vivaient ainsi en parfaite symbiose.
Mais, malheur au campagnard qui aurait osé railler ces créatures farouches et discrètes. La guigne s’abattait alors sur lui : gens et bêtes malades, mauvaises récoltes et autres contrariétés.
C’est ainsi que les nuits du meunier devinrent agitées. Coups redoublés contre la porte, cris lugubres dans les combles, bruits de pas sur le toit, roue à aubes qui se mettait à tourner intempestivement. Le malheureux ne trouvait plus le sommeil. Pour ajouter à son désarroi, sa femme lui reprochait d’avoir ri du Nuton. Les clients se firent rares, terrifiés par l’étrangeté du phénomène touchant les lieux.
Le moulin fut vendu. Dès que le nouveau propriétaire prit possession du bâtiment, les manifestations inquiétantes cessèrent.»
La Petite Gazette du 7 août 2013
MONSIEUR JEAN BOLLAND EVOQUE AOUT…
« Le modeste atelier de menuiserie, ou plutôt l’appentis qui en tenait lieu, assurait la transition entre la maison et l’enclos dans lequel poussaient, au cours de la belle saison, légumes et fleurs vivaces.
C’était le royaume du grand-père. Penché sur l’antique établi marqué par les cicatrices des ans, maniant, avec une dextérité innée, des outils rudimentaires tels le vilebrequin, les ciseaux, le rabot, la scie égoïne… il façonnait et assemblait planches, clous et vis qui devenaient objets usuels ou jeux pour ses petits-enfants. De presque rien, naissaient des merveilles.
Il travaillait posément, avec application, le dos tourné vers un insignifiant poêle à bois qui, néanmoins, réchauffait prestement le local lorsque le temps était au froid. Le crépitement des bûches, la douce chaleur, l’odeur du bois, le cliquetis de l’outillage, le martèlement des sabots au contact du béton rugueux, toutes ces sensations, Baptiste les emmagasinait en lui. Longtemps après, il s’en souviendrait encore.
Une fois l’entrée franchie, dans le coin gauche, se dressait la canne à pêche. Composée de trois éléments en bambou brun vernissé, elle ne quittait que rarement l’endroit qui lui était dévolu. Son grand-père l’utilisait pour aller taquiner la truite dans les rares moments de loisir qu’il s’accordait. Il enfourchait alors son vélo pour gagner les rives du ruisseau bordant le village au nord.
Pêcher ! Baptiste en avait envie ! Ne suffisait-il pas d’une bonne paire de bottes, d’acheter un permis, de retourner quelques pierres plates à la recherche de vers ?
C’est ainsi, qu’équipé de pied en cap, avec l’autorisation parentale et la canne de son aïeul, le garçonnet partit pour ce qu’il pensait être la première d’une longue série de fructueuses équipées aquatiques. Fier comme Artaban, spéculant sur la quantité de poissons pêchés, il courut plus qu’il ne marcha au long des sentiers et ruelles, emprunta le chemin caillouteux des Evals, à la rencontre du futur théâtre de ses exploits.
Au bord de l’eau, il déposa le sac de toile kaki contenant le petit matériel et monta la canne. L’enthousiasme ressenti retomba d’un cran lorsqu’il voulut enfiler un ver sur l’hameçon. Non que l’opération était complexe mais l’enfant, révulsé par le pauvre annélide empalé et gigotant, découvrait un aspect de ce sport auquel il n’avait pas pensé.
Le ru bordé d’aulnes aux branches retombantes constitua un deuxième frein à l’exaltation initiale : la ligne s’accrochait aux brindilles, obligeant Baptiste à poser sa gaule pour libérer le fil. Finalement, l’appât daigna toucher le courant, dériva en bondissant entre les galets et ralentit sa course folle dans un méandre plus calme et plus profond. Là, nouveau dépit : le crochet se planta dans les racines d’un buisson surmontant l’onde de sa masse imposante. Dégoûté, l’apprenti pêcheur dut accepter des rentrées liquides dans les bottes afin de récupérer le matériel.
Oui, vraiment, la pêche n’était pas ce qu’il avait imaginé. Il comprit que le clapotis de l’eau, le vol gracieux des libellules et les multiples formes de vie explosant dans ce milieu aux confins de deux mondes suffisaient amplement à son bonheur de petit campagnard.
La canne retrouva sa place dans l’atelier et perdit, définitivement, son pouvoir de fascination. »
La Petite Gazette du 11 septembre 2013
SEPTEMBRE…
Retrouvons, comme chaque mois de cette année, le texte consacré à ce mois de septembre par Monsieur Jean Bolland :
« Septembre ! Chaque jour plus nombreuses, les hirondelles se rassemblent. Un beau matin, dans un grand froufroutement d’ailes, les gracieuses demoiselles s’envolent vers des cieux plus cléments.
Au fil du mois, le soleil s’extirpe de l’horizon avec plus de difficultés. Fatigué d’un si long été, il peine à dissiper les écheveaux de brouillard noyant, dans une mer immobile, les fonds de vallées desquels émergent, çà et là, un clocher ou une poignée d’arbres.
Le temps est venu pour récolter les pommes de terre. Harnaché, Gamin a été attelé aux brancards du tombereau dans lequel Joseph a jeté une fourche, deux paniers en osier et des sacs en jute. Aurore, sa femme, l’accompagne.
Arrivés dans le champ, tous deux se mettent aussitôt à l’ouvrage. Lui, dégageant les tubercules du sol. Elle, les ramassant et les déposant précautionneusement dans les paniers qui, une fois remplis, sont délestés de leur contenu à la limite du terrain où le doux soleil d’arrière-saison séchera la récolte.
En fin de journée, les sacs rebondis sont transportés à la ferme : les patates reposeront quelques jours dans la grange.
Un travail qu’il affectionne sera alors accompli par Joseph : rassembler et brûler les fanes dont la fumée âcre lui rappelle l’époque où, enfant, il aidait son père dans cette même tâche.
Lorsque le moment lui semblera opportun, le fermier disposera les pommes de terre dans la cave, sur une épaisse litière de fougères sèches.
Aurore débute ses journées par la traite des vaches qui, en cette saison, paissent encore dans les prés. L’agricultrice dépose les deux cruches dans les emplacements circulaires de la charrette à bras. L’une est coiffée d’un seau retourné. L’autre reçoit une étamine qui filtrera le lait afin de le débarrasser des impuretés qui auraient pu y tomber. Poussant la petite carriole devant elle, Aurore gagne l’enclos où l’attendent les trois vaches. Assise sur un trépied, le seau coincé entre les genoux, la tête appuyée contre le flanc de l’animal, la fermière débute la traite.
Rentrée à la ferme, Aurore transvase le précieux liquide dans de grands plats en terre cuite. D’ici un jour ou deux, la crème, séparée du lait, sera battue et malaxée pour donner du beurre.
La traite de fin d’après-midi terminée, Aurore prépare le souper. Pendant ce temps, Joseph s’assure que les animaux de son petit élevage ne manquent de rien. Les grains lancés aux poules provoquent un remue-ménage caquetant. Du fond de sa soue, le cochon se précipite vers la porte en bois vermoulu. Dans un concert de grognements, il se rue goulûment vers le seau cabossé débordant d’épluchures cuites.
La table dressée, Aurore perçoit enfin les pas fatigués de son mari. Le dos légèrement voûté sous le poids du labeur, vêtu d’un sarrau rapiécé, celui-ci ouvre la porte qui grince sur ses gonds, s’avance vers la table et prend place à côté du bahut contenant les pains pour la semaine. La cuisinière remplit les assiettes de pommes de terre rissolées accompagnées d’une scarole.
Le repas terminé et la table débarrassée, chacun prend place près du poêle. A la lumière d’un quinquet, Aurore tricote. La pipe vissée au coin de la bouche, Joseph laisse échapper de mouvantes volutes de fumée bleuâtre. Pensif, il parle peu. Quelques rares paroles. Chez les gens de la terre, on ne dit pas en vingt mots ce qui peut être exprimé en cinq. Chez eux, rien n’est gaspillé.
Le silence est haché par le cliquetis des aiguilles à tricoter. Par le chant plaintif et grave des bûches noueuses. Par le tic-tac de l’antique horloge qui égrène le temps. Par le mugissement des premiers vents d’automne dans la cheminée.
La sérénité de ces heures apaise et répare les corps qui ont oeuvré de l’aube au crépuscule. »
La Petite Gazette du 8 octobre 2013
OCTOBRE…
Retrouvons, comme chaque mois de cette année, le texte que les illustrations du calendrier de Monsieur Jean Bolland lui ont inspiré…
« Les sorcières ! Aujourd’hui, cette évocation fait délicieusement frissonner les enfants. Pour eux, ce vocable est synonyme de fête, de carnaval et d’amusement.
Autrefois, il en allait autrement. Ce nom provoquait la crainte et l’effroi. En témoigne le nombre de lieux-dits rappelant le souvenir de ces êtres qui, bien malgré eux, ont terrifié les générations des siècles passés.
La définition, qu’en donne le dictionnaire Larousse, dit l’essentiel : « Personne qu’on croit en liaison avec le diable et qui peut opérer des maléfices. » Chaque mot a son importance.
Il est toujours dangereux de vivre et de penser autrement que le commun des mortels. De nos jours, de tels individus sont parfois regardés avec commisération ou, dans le pire des cas, mis au ban de la société.
Jadis, ces gens risquaient leur vie. A une époque où l’instruction était limitée, où la crédulité de nos ancêtres leur faisait entrevoir l’intervention de forces obscures, il ne faisait pas bon être versé dans la catégorie des originaux. Une maladie grave ou un décès inexpliqué dans la famille, une épidémie dévastatrice ou, plus simplement, une vache et son veau qui crevaient, ne pouvaient être que le résultat de l’action de puissances maléfiques avec lesquelles certaines personnes, pensait-on, pactisaient.
Lorsque la rumeur enflait et se concentrait sur un malheureux, celui-ci devenait le coupable, tout désigné, à l’origine des misères affligeant la communauté. Un procès, ou plutôt un simulacre de procès, était organisé. En résultait, généralement, l’exécution de l’accusée.
Dans nos régions, les 16° et 17° siècles virent une grande chasse aux sorcières qui furent brûlées à cause du fanatisme, de l’ignorance de la population et de ses représentants. Comble de l’abjection, les frais de l’exécution étaient réclamés à la famille du condamné : rétribution du bourreau, payement du bois utilisé et repas de ceux qui s’attribuaient le titre de juges. »
La Petite Gazette du 30 octobre 2013
AVEC NOVEMBRE QUI S’ANNONCE, C’EST LE RETOUR DES LONGUES SIZES
Nous retrouvons, avec grand plaisir, le texte que M. Bolland a imaginé en découvrant la nouvelle page de son calendrier…
« Fernand, Raymond et Gaston aimaient passer, ensemble, les soirées de la mauvaise saison. Réunis, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, ils discutaient des menus événements survenus dans le village, jouaient aux cartes ou évoquaient des histoires d’autrefois. Le plus souvent, c’était Fernand qui hébergeait ses compagnons.
A côté de l’âtre, lové sur une chaise basse, ronronnait un des nombreux chats de la ferme, fatigué d’avoir chassé les souris ayant élu domicile dans les moindres recoins de l’exploitation. Cette chaise lui était dévolue. Il se confondait avec elle. Pour peu, il aurait fait partie des meubles.
Combien de fois les compères ne s’étaient-ils pas rappelé le tour pendable qu’ils avaient joué à Eustache, un jeune marié. Le soir de ses noces, les trois complices s’étaient dirigés vers la fermette de leur victime. C’était une modeste demeure adossée à un talus et dont le pied de la toiture arrière touchait le sol. Un chariot était entreposé dans le hangar accolé à la grange. Ils eurent vite fait de démonter l’engin, d’en transporter les éléments sur le robuste toit de cherbains avant de le remonter au faîte de l’habitation.
Une autre fois, ils avaient décroché et étendu, sur les buis du presbytère, le linge qu’une vieille jeune fille acariâtre avait mis à sécher au fil reliant deux pommiers de son verger.
Ces évocations étaient accompagnées de rires sonores qui allaient en s’amplifiant au fur et à mesure que la bouteille de genièvre diminuait. Difficile de dire qui était le plus farceur, tant chacun sollicitait son imagination.
Fin novembre, Raymond et Gaston s’étaient invités à souper chez leur ami. Clotilde, l’épouse de Fernand, mettait la dernière main aux préparatifs du repas pendant que le trio devisait joyeusement, cherchant un prochain souffre-douleur à leurs espiègleries. Le délicieux fumet qui s’échappait du chaudron suspendu à la crémaillère faisait saliver les invités.
Au moment de prendre place autour de la table, on frappa à la porte. La maîtresse de maison alla ouvrir : c’était la jeune voisine. Elle venait quérir de l’aide pour préparer le mélange de base à la fabrication du boudin noir. Clotilde se dit qu’elle souperait plus tard.
Prétextant des douleurs à l’estomac, Fernand ne fit que goûter les aliments avant de repousser son assiette. L’appétit ouvert par quelques petites gouttes, ses deux copains parlèrent peu, occupés qu’ils étaient à faire honneur aux mets. Ils relevèrent la tête lorsqu’il ne resta, au fond du plat, qu’un discret morceau de viande et deux bouts de pommes de terre baignant dans un reliquat de sauce. Ils s’excusèrent presque de n’avoir rien laissé pour Clotilde.
Les deux hommes, rassasiés, reculèrent leur chaise, s’appuyant confortablement contre le dossier qui gémit, les jambes étendues sous la table. Il y a longtemps qu’ils n’avaient plus participé à pareil festin !
Un large sourire de satisfaction illuminait leur visage quand, soudain, Gaston donna un coup de coude nerveux à Raymond. D’un mouvement rapide de la tête, il l’invita à regarder la chaise basse dressée à côté de la cheminée : le chat ne s’y trouvait pas ! Leur mine s’allongea. Pris de violentes nausées, ils se précipitèrent vers l’étable. »
La Petite Gazette du 11 décembre 2013
FEERIE DE DECEMBRE
Comme chaque mois de cette année qui s’épuise, Monsieur Jean Bolland nous baigne dans une intimité désuète, mais tellement sincère, et qui, je le sais, vous invite à la rêverie…
« Décembre est bien entamé. La Saint-Nicolas passée, une autre fête occupe peu à peu les esprits : Noël et sa féerie. Son attente donne de la couleur aux jours gris et de plus en plus courts.
Le temps d’une soirée, et elles sont longues en ce début d’hiver, l’église millénaire résonne de coups de marteaux. Des bénévoles installent, du côté droit du choeur, la structure qui hébergera les statuettes reléguées, pendant le restant de l’année, dans un coin sombre de la tour. Quelques résineux, placés en arrière-fond, donnent une touche bucolique à l’ensemble.
Après l’école, à l’aide de plâtre, les enfants façonnent des santons qu’ils peindront avec méticulosité. Dans les jours qui précèdent la Nativité, les boîtes contenant les différentes garnitures sont descendues du grenier et ouvertes délicatement. Les réflexions des petits fusent lors de la redécouverte des trésors fragiles qu’elles contiennent. L’un avait oublié la présence de telle boule. Un autre a des étoiles plein les yeux en retrouvant le clinquant des oiseaux qui le fascinent. Chacun rivalise d’adresse et de prudence au moment d’accrocher ces objets aux branches du sapin. La crèche est enfin posée sur une petite table au pied de l’arbre rutilant : elle accueillera les personnages créés par les enfants. Ainsi garni, ce coin de la salle à manger, vers lequel convergeront tous les regards, ajoutera une touche de merveilleux et de bien-être.
Matinée de la veille de Noël. Le pot du poêle plate-buse est incandescent. Les deux portes émaillées du coffre ont été, au préalable, fermées afin d’y accumuler un maximum de chaleur. Sous les doigts experts de la maman, la farine, la levure, le lait, le beurre fondu, les œufs et une pincée de sel deviennent pâte qui reposera avant d’être partagée en pâtons aplatis à l’aide d’un rouleau puis étalés dans des moules à l’intérieur enduit de matière grasse. Fruits en morceaux, compote, riz… couronneront le tout. Enfournées dans le coffre du poêle pour en être retirées trois quarts d’heure après, dorées et appétissantes à souhait, les tartes prendront la direction de la cave pour y être entreposées dans un garde-manger à claies
La soirée du 24 s’annonce longue. Après le repas, les marmots sont invités à se reposer – à dormir même- pour pouvoir assister à la messe de minuit. A 23 h 45, les cloches sonnent à toute volée, emplissant l’espace de résonances claires s’interpénétrant et roulant jusqu’au fond de la vallée. La famille est en vue de l’église vers laquelle se dirigent d’autres groupes. Tout ce petit monde s’engouffre dans l’édifice. La douce chaleur, l’odeur de résine, les notes de musique dégringolant du jubé, les sourires échangés, la crèche illuminée, tout concourt à rendre l’assemblée heureuse. La magie des chants traditionnels ajoute un supplément de félicité et de surnaturel à ces instants de grâce.
L’office terminé, alors que chacun rentre chez soi, des détonations éclatent soudain et font se lever les têtes. C’est Hector, le menuisier, qui tire quelques fusées griffant les ténèbres du ciel d’éphémères traces dorées et chuintantes.
La porte close, la maisonnée prend place autour de la table pour avaler un morceau de tarte ou un cougnou « maison », le tout accompagné d’un petit verre de vin de muscat. »
Un tout grand merci à monsieur Bolland pour ces très beaux textes qui ponctuèrent fort agréablement cette année 2013.