LES BORNES DITES DE STAVELOT, UN PETIT PATRIMOINE DISCRET, CHARGE D’HISTOIRE

Comme promis, je vais tenter de partager, avec celles et ceux qui n’ont pu nous rejoindre lors de cette balade le long des bornes dites de Stavelot, les explications et commentaires que j’ai exposés lors de nos différentes haltes devant ces bornes.

Ainsi que j’ai procédé lors de cette promenade, je vous propose de découvrir mes propos en quatre points : le statut particulier de la Commune Saint-Remacle, le contexte géopolitique de nos régions au XVIIIe siècle, les multiples conflits générés par le statut de ce territoire et, enfin, l’issue qui mit fin à un différend vieux de 35 ans entre le Prince-évêque de Liège et le Prince-abbé de Stavelot-Malmedy.

Se plonger dans les réalités historiques, surtout quand on se déplace sur les lieux même des faits évoqués, exige un petit effort pour « corriger » ce que vos yeux vous montrent et ce que vos connaissances induisent… Je vais essayer de vous y aider.

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Le statut particulier de la Commune Saint-Remacle

Les lieux que le promeneur partant à la découverte de ces bornes parcourt aujourd’hui ont un aspect bien différent de celui qu’ils présentaient lorsque ces bornes furent dressées en 1768 mais, à cette époque déjà, ils avaient déjà bien changé essentiellement grâce au dur et harassant travail des manants du lieu qui, des marais et des bruyères de jadis, avaient  fait de vertes prairies et des terres de culture. Bien longtemps après, les plantations de résineux bouleversèrent considérablement le paysage.

Le quotidien des manants de l’endroit à la fin du moyen-âge nous est très bien connu grâce à un précieux document daté de 1431 et qui a heureusement été conservé : le Grand Record de Theux. Rappelons d’emblée qu’un record est un document consistant en la mise par écrit d’un droit coutumier oral, ce document rappelle dès lors bien des usages plus anciens ; ce record est particulièrement intéressant car il précise les droits d’usage dans la Commune Saint-Remacle, ce territoire de 1969 bonniers (soit un peu plus de 1715 hectares), et indique comment ils sont contrôlés.

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Ainsi, quand les manants y font paître leurs bêtes (droit de herdage) où quand ils y coupent du bois, ils sont évidemment soumis à une redevance. Nonobstant cela, cette situation crée des jalousies et poussent les habitants des territoires voisins à vouloir profiter des mêmes droits ce qui conduit à la tenue de nombreux procès.

Les contrevenants sont jugés à la Boverie à Theux par les cours de justice de Louveigné et de Theux qui y siègent conjointement. Pareille situation est assez rare et réclame quelques explications ; en effet, ces deux cours relèvent alors d’Etats différents : Theux appartient au Marquisat de Franchimont et donc à la Principauté de Liège alors que Louveigné relève du Comté de Logne et donc de la Principauté abbatiale de Stavelot-Malmedy.

Comme toujours en Ourthe-Amblève, l’important et singulier morcellement territorial entraine pareille situation. La Commune Saint-Remacle touche d’ailleurs à trois pays différents : Liège à l’est, Stavelot à l’ouest et le Duché de Limbourg au sud ce qui, manifestement, explique l’origine de certains usages particuliers sur ces terres qui, pourtant et ainsi que le rappelle clairement le record de 1431, appartiennent clairement à la Principauté de Liège et dont le Prince-évêque est le seigneur hautain.

En outre, cette « Commune » jouxte les terres de la Porallée mais ces deux territoires, pour particuliers qu’ils soient, ont des statuts bien différents. Contrairement aux manants de la Porallée, ceux de la Commune Saint-Remacle n’y ont aucun droit sur la terre.

Un autre aspect très étonnant du quotidien sur ces terres réside dans l’exercice de la police qui y préside. Elle est aux mains d’un « fonctionnaire » appelé le forestier et dont les obligations sont, elles aussi, rappelées dans le record de 1431. Ce qui est remarquable dans sa mission c’est qu’elle doit s’exercer sur les deux territoires voisins que sont ceux de la Commune Saint-Remacle et de la Porallée (qui, et il n’est pas inutile de le rappeler, dépendent d’Etats différents). Avec ses hommes, le forestier est tenu d’inspecter ces deux territoires deux fois par semaine. Quand il surprend un contrevenant, il a le droit de procéder une saisie sur ses biens (bétail, récolte…), ne les libérant que lorsque l’amende infligée sera honorée. La charge de forestier, qui ouvrait également à son détenteur le droit de chasse, est restée, quatre siècle durant, du XIVe au XVIIIe siècle, l’apanage exclusif de la même famille, les de Marteau.

Enfin, comme partout ailleurs sous l’ancien régime, en plus des redevances à régler au représentant du Prince-évêque, les manants devaient s’acquitter de l’impôt religieux qu’était la dîme. Réalité étonnante également, le produit de cette dîme était partagé entre les deux principautés ecclésiastiques (Liège et Stavelot-Malmedy).

Le contexte géopolitique de nos régions au XVIIIe siècle

Durant tout l’ancien régime, les alliances, les héritages, les donations et les conquêtes ont constamment modifié les limites des Etats qui se concentraient en nos régions. Bien entendu, ce morcellement des appartenances territoriales générèrent de très nombreux conflits, dont certains s’étaleront même sur plusieurs siècles et allant jusqu’à traverser les régimes.

La principauté de Liège n’échappent pas à la règle et, au XVIIIe siècle, connaît une intense activité diplomatique pour tenter de résoudre les conflits qui l’opposent à ses nombreux voisins. Les liens de dépendance des états étant toujours liés à l’ancienne organisation féodale, les négociations et les procès mènent les représentants du Prince-évêque à Cologne, à Trêves, à Bruxelles, à Paris et même à Vienne.

En ce XVIIIe siècle également, les princes-évêques successifs que Liège connut démontrent une réelle volonté d’investir dans la création de routes dignes de ce nom en remplacement des antiques chemins devenus problématiques avec le développement du charroi et l’accroissement de son trafic.

Ce n’est évidemment pas le confort de la population qui préside à cette volonté ; en effet, en ces temps, le population ne voyage pas ! Les buts recherchés résident dans la nécessité de permettre un déplacement plus aisé et plus rapide des armées par exemple, le développement de l’artillerie a considérablement alourdi le charroi et les vieux chemins boueux le ralentissent. Le développement du commerce et l’exportation des produits principautaires, les armes notamment, comptent aussi pour beaucoup dans la détermination des princes. En effet, plus de marchandises transportées assurent des ressources financières plus importantes pour le pays car, bien sûr, ces routes sont parsemées de bureaux d’octroi.

Au début du siècle, c’est la route vers Verviers, par la vallée de la Vesdre, qui est en chantier. A la fin du siècle, c’est par le plateau de Herve que Verviers sera reliée à Liège et qu’une route mène à Tongres. Parmi ces grands projets, le Prince-évêque souhaite également assurer une liaison avec son Marquisat de Franchimont pour remplacer l’antique chemin royal existant jusqu’alors et allant de Liège à Beaufays. La route est prolongée, en 1733, jusqu’à Andoumont où les travaux s’arrêtent à la rencontre des propriétés du Prince-abbé de Stavelot-Malmedy (le Ban de louveigné appartient au Comté de Logne).

Pour poursuivre la route, sans l’obliger à suivre de longs et pénibles détours, il convient d’obtenir l’autorisation du Prince-abbé de lui permettre de traverser ses terres.

Un accord sera conclu, dès le mois d’août de cette année 1733, entre les représentants des deux prélats. Le Comte de Berlaymont négocie et signe pour Liège et le Baron de Sélys-Fanson agit pour le compte du Prince-abbé. Cet accord signé « pour le bien des deux pays » autorise que soient traversés le Ban de Louveigné et la Commune Saint-Remacle moyennant diverses conditions : le placement d’une borne marquant la séparation des territoires, la cession de la chaussée traversant la Commune Saint-Remacle à Stavelot-Malmedy avec, en contrepartie l’engagement de cette principauté, outre de ne pas y installer de péage, d’en assurer l’entretien et les réparations.

Entre la signature de cet accord et le placement des bornes, il s’écoulera pourtant 35 ans !

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La Commune Saint-remacle connaît de multiples conflits

Rappelons tout d’abord que la Commune Saint-Remacle relève exclusivement de l’autorité du Prince-évêque et que les aisances qui y sont offertes n’existent que par la seule volonté de ce prince. Au fil du temps, des droits précis ont été concédés, moyennant redevance bien sûr, aux populations des hameaux et villages voisins de ce territoire, ceux de Deigné, de Rouge-Thier, d’Adseux, de Theux, de Becco, de Jevoumont, de Tancrémont…)

Les Cours de justice de Louveigné et de Theux doivent, au fil du temps, trancher dans des affaires de plus en plus nombreuses. A l’occasion de ces procès, les manants de Theux, comme le font d’ailleurs aussi ceux du Ban de louveigné, prétendent que la Commune est une aisance – en se référant sans doute au caractère plus spécicique encore du territoire voisin de la Porallée.

Le Prince-évêque Ferdinand de Bavière, en 1635, rappelle l’exclusivité de ses droits sur la commune Saint-Remacle et, pour faire cesser le développement des abus, charge ses receveurs (agissant tant pour son compte que pour celui du Prince-abbé) de prélever 1/12 des gerbes de grains coupés. Les manants ont beau protester, la seule contrepartie qu’ils obtiennent est de désormais avoir l’autorisation d’utiliser la charrue et la faux ce qui leur était interdit jusqu’à cette date.

Comme tout se payait déjà comptant alors, le coût de la mise en œuvre de cette nouvelle charge par les Cours de justice sera supporté par les manants qui devront s’acquitter d’une taxe de 20 patars par bonnier labouré.

L’année 1665 voit apparaître de nouvelles restrictions dans les droits d’usage des bénéficiaires de la Commune Saint-Remacle. Dorénavant, chaque chef de ménage ne pourra plus labourer et ensemencer qu’au maximum deux bonniers de terre, y compris son jardin. Les contrevenants seront frappés de très fortes amendes et une nouvelle taxe est encore imposée pour couvrir les frais engendrés par ce nouveau règlement.

Alors que les travaux d’aménagement de la route devant conduire à Spa approchent des limites de la Commune, une retentissante affaire mettra de nouveau de l’huile sur le feu entre le Prince-évêque et le Prince-abbé.

En octobre 1736, les contrôleurs de l’impôt de Theux et de Hautregard saisissent le troupeau de moutons d’un habitant de Deigné nommé Gilman qui aurait fait traverser les terres liégeoises à son cheptel sans satisfaire à la taxe de 1/60. Le Prince-abbé proteste officiellement auprès du prélat liégeois car la saisie a eu lieu sur le territoire de la Commune Saint-Remacle qu’ils gèrent pourtant conjointement. A Liège, le prince se montre sourd à ces arguments et condamne sévèrement Gilman. Ce dernier portera l’affaire devant la Cour de Vienne qui, après cinq ans de procès, annulera confiscation et amende ne laissant à Gilman qu’à supporter les frais de cette longue procédure.

Ce conflit stoppe évidemment les travaux de la route. Pour tenter de sortir de l’impasse, une rencontre est organisée en février 1737 entre les délégués des deux princes. L’ambassade du Prince-abbé proposera alors le partage de la commune Saint-Remacle et le placement de bornes. L’année suivante, tous se retrouvent sur le terrain pour en dresser le plan.

Il semble alors que, parce que les pourparlers ont repris, les travaux de construction de la route peuvent se poursuivre et, le 20 octobre 1738, la borne marquant la limite entre les deux territoires est dressée comme le prévoyait l’accord signé en 1733.

Les autres conditions contenues dans cet accord ne semblent pas avoir été aussi bien respectées… En 1765, c’est le Prince-évêque qui proteste auprès du Prince-abbé en raison du mauvais état de la route dû à l’absence d’entretien alors qu’il s’agissait là d’une des obligations incombant à Stavelot. En réponse, le Prince-abbé réaffirme ses prétentions sur le territoire de la Commune provoquant une réponse cinglante du prélat liégeois qui le renvoie au Grand Record de Theux de 1431 jamais remis en question par Stavelot !

Je ne puis considérer que ce sursaut du Prince-évêque soit tout à fait étranger à la décision qu’il a prise peu de temps auparavant, en 1757, d’autoriser l’ouverture d’une salle de jeux à Spa dont 30 % des bénéfices doivent lui revenir de plein droit…

Enfin une solution

Manifestement lassé de tant de tergiversations, le Prince-évêque veut absolument aboutir et, en 1768, de nouvelles rencontres sont organisées entre les représentants des deux princes ecclésiastiques. La teneur du compromis qui sera enfin signé montre très clairement la ferme volonté liégeoise d’aboutir à une solution quoi qu’il lui en coûte…

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Dans le prolongement du règlement de cette affaire précise, l’occasion de signer ce compromis permettra en outre de mettre un terme à d’autres différends opposant Liège et Stavelot-Malmedy.

Liège accepte le partage de la commune Saint-Remacle et le placement de bornes qui, sur la face sud, porteront la date de 1768, sur la face est, un perron et les lettres LG et, sur la face ouest, STAVELOT (écrit sur deux lignes).

Cette borne est installée à Anthisnes, devant l’Avouerie, ce n’est bien sûr pas son emplacement d’origine mais là du moins sa sauvegarde semble assurée… Elle est identique à celle de la Commune Saint-Remacle et résulte de la même convention entre les deux Principautés.

Liège rachète à Stavelot les terres de Chooz (près de Givet) mais laisse à Stavelot le droit d’y désigner le curé.

Liège rachète à Stavelot les terres de Sclessin et d’Ougrée mais lui laisse le bénéfice des cens et rentes.

Liège renonce à ses droits sur Ocquier et Bonsin.

Liège cède Anthisnes et Vien à Stavelot (où les même bornes seront dressées).

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Les bornes sont enfin placées les 3, 4 et 5 août et le 14 octobre 1768.

Cette dernière opération, si on en croit la légende, ne se fit pas non plus sans qu’apparaisse un conflit mettant aux prises le forestier et une vieille femme à la réputation sulfureuse surprise peu de temps auparavant alors qu’elle relevait ses collets. Lorsque le convoi lourdement chargé des bornes à installer entra dans un chemin forestier, les bœufs qui le tiraient refusèrent subitement d’encore bouger. Cette femme amenée sur les lieux fut menacée d’un emprisonnement immédiat si elle ne levait pas dans l’instant le sort qu’elle avait jeté. Elle se contenta de ramasser sur le chemin le stantche-boû (l’arrête-bœuf) qu’elle y avait posé… Cette plante est une variété de la bugrane rampante.

 

Jusqu’à la fin de l’ancien régime, ces bornes ne changèrent rien au quotidien des manants car le compromis signé ne faisait nullement mention d’une quelconque remise en cause du rôle de la Cour de la Boverie qui réunit toujours les Cours de justice de Louveigné et de Theux.

Ces bornes furent classées par arrêté-royal en 1935, réparées et redressées par le Touring-Club de Belgique en 1948.

L’action coordonnée, par Sentiers.be et la C.L.D.R. d’Aywaille, des communes d’Aywaille, de Sprimont et de Theux qui permet désormais d’aller à la rencontre de ces bornes, un petit patrimoine discret tellement chargé d’histoire, est sans doute d’une importance capitale pour en assurer la préservation en les faisant mieux connaître.

BIBLIOGRAPHIE :

BROUWERS D., Contestations territoriales entre les Principautés de Liège et de Stavelot au sujet de la Commune Saint-remacle, dépendance de theux, Verviers, 1901

COMPERE E. et OFFERMANNE H., Deigné, 1989

DE NOUE P., Le Grand Record de Theux 1431, in B.A.L., 1886

FLORKIN M., Un Prince, deux Préfets, Liège, Vaillant-Carmanne, 1957

VLECKEN A., La reid, centre de Tourisme. Son histoire, ses sites, ses promenades. Verviers, 1947

YERNAUX J., Histoire du Comté de Logne, Liège, 1937

REMERCIEMENTS

À Michel Bartholomé pour les photos

À René Gabriel pour la copie de la Convention entre les deux Principautés

5 réflexions sur “LES BORNES DITES DE STAVELOT, UN PETIT PATRIMOINE DISCRET, CHARGE D’HISTOIRE

  1. Je profite de l’occasion pour vous féliciter et vous remercier pour l’excellence des études que vous nous envoyez.
    Je me rends compte de l’énormité du travail que cela inclut.
    Que vous partagez avec tous vos lecteurs;

    Bien cordialement.

    Jean De Greef
    Colline, 35
    6953 FORRIERES

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